REPENSER LE KAMERUN DANS LE MONDE DE DEMAIN

Ce billet se veut une contribution à l’édification de la pensée par l’analyse critique à la fois du monde et du Kamerun. Il n’est point question ici de dialectique éristique, plutôt d’un raisonnement apodictique sur le devenir du Kamerun à l’heure des choix décisifs pour son avenir. Bien malin qui me dira combien de mes compatriotes liront cette tribune jusqu’au bout…
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« Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche, ma voix, la liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir », disait un célèbre poète panthéonisé. De quelle légitimité puis-je me prévaloir pour parler en lieu et place de mes congénères ? A priori aucune…Ou plutôt si, au minimum une : celle de mon intellect et ce mandat dépasse toutes les conventions humaines car ma pensée se présente comme libre. Ainsi, elle m’autorise toutes les perspectives, y compris celle d’éviter le doctrinarisme, les archaïsmes formalistes du systémisme et surtout, elle me permet de comprendre que la rationalité a aussi pour rôle de dialoguer avec l’irrationnalisable. Qu’il soit bien compris que le rôle de l’intellectuel est de donner sens aux choses du monde, aux faits sociaux, en  postulant que sa compréhension de la complexité du réel prend compte du caractère polyscopique de la réalité.
LE MOYEN-ORIENT EN QUELQUES LIGNES
Nous vivons assurément une drôle d’époque où des bouleversements majeurs s’opèrent sous nos yeux, sous le regard passif de mon pays d’origine qui peine à se mouvoir pour faire sens dans ce processus de transformation universel.
Sur le plan géopolitique, le Moyen-Orient connaît sûrement les plus grandes mutations de son histoire depuis la première guerre mondiale et les traitres accords « Sykes-Picot » du 16 mai 1916 qui permirent le partage des zones sous domination britannique entre Français et Anglais ; ces accords secrets donnèrent ainsi naissance à la dynastie des Seoud avec la promesse d’un grand royaume arabe qui jamais ne vit le jour, se fragmentant en une miscellanées de pétromonarchies qui depuis règnent sur le pétrole du monde.
La Syrie qui, avec le Liban restaient les dernières poches coloniales de la région prirent leurs indépendances (la Syrie signant un traité d’indépendance avec la France en 1936 et le Liban en 1926) et pendant plusieurs décennies, consacrèrent des ilots de relative stabilité par le fait de dictatures dont s’accommodait tant l’Occident. Même l’Irak du régime Baasiste perdurant jusqu’en 2003 (date de la chute de Saddam Hussein), consacra la collusion avec la défense des intérêts occidentaux. Aujourd’hui, ces Etats laïcs sont à leur tour menacés d’implosion sous l’effet conjugué des revendications internes et des pressions exogènes qui en accentuent les externalités négatives.
EN AFRIQUE…
Depuis les indépendances africaines, plusieurs pays ont aussi connu des transitions politiques positives majeures, si l’on excepte les cas du Liberia, du Sierra Leone et du Rwanda qui connurent des convulsions dont certaines génocidaires, débouchent plus tard sur des transitions économiques positives.
Et jusqu’au Burkina Faso dont les populations réussirent à déloger leur président venu au pouvoir par les armes, à la faveur d’un coup d’Etat de sinistre mémoire dont les africanistes ne se remettront sûrement jamais en ce qu’il ôta la vie à un chantre du développement autocentré et de l’affirmation de l’émancipation nègre. Il s’agissait du jeune Thomas Sankara, assassiné le 15 octobre 1985 qui avait en cela emboité le pas à des aînés tels Sékou Toure de la Guinée, Sylvanus Olimpio du Togo tué par Eyadéma père à la faveur d’un coup d’Etat, Modibo Keita premier président du Mali de 1960 à 1968 mort empoisonné, Kwame Nkrumah du Ghana, voire Jomo Kenyatta du pays éponyme. D’autres leaders prirent le parti de pérenniser leur collaboration avec leur colonisateur, figure tutélaire du paternalisme ancestral dont ils ne se départiraient qu’à la faveur de négociations qui envisagèrent la création d’un empire français voulu par le général de Gaulle en 1958. Ce fut le cas de la Côte d’Ivoire, du Sénégal, à vrai dire d’une majorité de nations francophones qui acceptèrent de se plier aux conditions du pacte colonial imposé par la France. Il faut rappeler que l’Empire de De Gaulle ne vit jamais le jour sous la pression des nationalismes d’avant les indépendances. Ce rapide survol de l’histoire récente des spasmes et convulsions des nations africaines et du monde n’a certes pas prétention à se montrer exhaustif, mais a pour but de recadrer le propos dans une diachronie qui en facilite l’intelligibilité.
Et LE KAMERUN ?
D’entre tous ces pays, le Cameroun reste le pays qui nécessite que l’on s’y penche avec intérêt car il demeure une énigme pour plusieurs observateurs, chercheurs et géostratèges de tous rangs. Il y a bien longtemps de cela que mon peuple a démissionné, abdiqué à se saisir de son destin et préférant s’enliser dans un état de torpeur cataleptique que certains dans leur infinie bonté qualifient de résilience en lieu et place de l’immobilisme qui sied le plus à cet état statique.
Sonné après le hold-up électoral de 1992, assommé par les tueries de février 2008, dégoûté par les drames sans fin qui jalonnent son quotidien parsemé de souffrance et  de misère rampante, le peuple rechigne à réagir face aux massacres de masse sur les routes mouroirs qui parsèment son itinéraire, se résigne devant les innombrables drames de ses maternités où plus de 782 femmes sur 100 000 meurent en couches, où le taux de mortalité des enfants de moins de 1 an est de 62 pour 1000 naissances (chiffres de l’OMS). Ce peuple est débordé par les corruptions structurelles d’une administration devenue antipatriotique ; société où ne règnent plus que l’argent facile en idéal de vie et l’immigration en espérance existentielle. Tout n’a pourtant pas toujours été aussi sombre, ni l’horizon si opaque…
Réminiscences…
Autant l’arrivée de Ahmadou Ahidjo au pouvoir fut orchestrée par la France afin d’éviter le truculent et trublion André Marie Mbida, autant son départ fut une surprise pour beaucoup de Camerounais de ma génération qui toute leur adolescence durant n’avaient connu que lui. Bien que les nostalgiques de cette époque envisagent aujourd’hui d’absoudre ses crimes, Ahidjo fut d’abord un dictateur dont le leitmotiv fut l’éradication totale du nationalisme Camerounais, la pacification (comme en euphémisent les géostratèges) du Kamerun.
Aussi fit-il décapiter le premier économiste africain qu’était Osende Afana le 15 mars 1966 et sabra le champagne quand la tête de ce dernier lui fut présentée. Les nationalistes Camerounais ne doivent aucunement oublier non plus qu’ils lui doivent l’exécution publique d’Ernest Ouandjié le 15 janvier 1971 à Bafoussam, dernier nationaliste actif, figure emblématique de ceux que certains de nos hommes politiques qualifient encore aujourd’hui inopportunément de « maquisards » alors que la France glorifie ses « résistants ». Il est vrai que l’histoire prend souvent la forme du raccourci inventé par les vainqueurs qui la réécrivent à leur bon gré. Pourtant à sa décharge, Ahmadou Ahidjo était un dictateur bâtisseur à l’instar des despotes éclairés que l’Europe connut au XVIIIe siècle tels que Fredéric II de Prusse, Catherine de Russie… dans le prolongement de la philosophie des « Lumières ».
De 1982 à nos jours…
Je ne vais pas me lancer ici dans un nième réquisitoire implacable contre le président Paul Biya, mais essayer de comprendre l’attitude des Kamerunais face à leur destin.
Voilà 34 ans que les Camerounais subissent le joug d’un président qui leur fait endurer quantité innombrable de sévices psychologiques, institutionnels, économiques et sociaux. Paul Biya s’était présenté au Cameroun sous le visage avenant d’un intellectuel fraîchement sorti des universités parisiennes et avait gravi les strates de la technocratie jusqu’à son accession surprise à la tête de l’Etat en novembre 1982. Il nous a présenté un projet de société appelé Renouveau qu’il étaya quelques années plus tard par le substrat conceptuel de libéralisme communautaire ; ce programme se fondait sur une approche sociolibérale de la gouvernance économique et un renouvellement des institutions afin de permettre l’émancipation de son peuple. Programme progressiste sur papier glacé.
34 ans après, les Camerounais assistent, impuissants, au triomphe de la léthargie politique et du marasme économique, auquel s’ajoutent une dépravation généralisée de la jeunesse dont les valeurs refuges se forgent grâce aux satellites et aux réseaux sociaux. Cette jeunesse sans repères se trouve livrée à toutes sortes de déviances, les grilles de lectures des réalités étrangères n’étant pas toujours à la portée de leur faible capacité de discernement. Les élites consacrées par le régime sur des fondements ethniques ont donné caution à une ethnicisation de fait de la société, elle-même précurseur d’une fragmentation sociale. Pourtant les populations originaires du Sud du pays, région d’origine du président, ne sont pas toujours les premières bénéficiaires de son programme sectaire comme me le faisait remarquer une compatriote originaire de Sangmélima : « Biya nous a pris en otage », martelait-elle. L’analyse anthroposociale de cette région laisse apparaître de grandes disparités de traitement y compris au sein même des populations Bulu.
Et pourtant c’est bien un amalgame tribaliste que l’homme de la rue perçoit dans cette systématisation de la gestion tribale d’un pays au potentiel immense sur ses 10 régions autrefois appelées provinces.
Mais alors, l’énigme réside dans l’incapacité quasi structurelle des Kamerunais  à remettre en cause le système qui les broie et à initier une dynamique de changement réelle qui permette une transition politique, seule à même de générer une mutation sociétale.
Car à l’immobilisme s’adjoint la pesanteur du même. Une nation dont les membres se sont atomisés est une société moribonde, un amas humain dont l’indifférenciation des membres ne peut que générer du même, à savoir une reproduction de l’instantané sur des générations. Pourtant le plus grave est le clan…
Interrogeons tout de même cet immobilisme qui relève plus d’une relative immobilité politique que d’un statisme socioéconomique. En d’autres termes, pendant que le pays donne une impression d’atonie, il y a création de richesses couplée à une répartition inégale des fruits de celle-ci. Il serait d’ailleurs intéressant de calculer le pourcentage des riches dans ce pays, en comparaison de la masse des pauvres pour constater un déséquilibre abyssal dans les situations sociales au Kamerun. En réalité, l’immobilisme apparent n’a été que politique avec la longévité de Paul Biya au pouvoir et l’alternance intrasystémique des élites.
La dimension systémique du régime
L’esprit clanique est fait de cooptations et de fortes pesanteurs cybernétiques dans une approche fonctionnaliste. Cette approche structuro-fonctionnaliste de Talcott Parsons nous enseigne l’interdépendance et l’interfonctionnalité des parties du système. Qui dit système dit donc que les membres se tiennent et se soutiennent par des mécanismes d’auto ajustement qui assurent la pérennité de l’édifice. En d’autres termes, les forces contraires existent, mais ne sont pas suffisamment importantes pour faire exploser le noyau et ceci pour plusieurs raisons :
-soit elles redoutent l’explosion du système en conscience, souvent par peur de perdre plus qu’elles ne gagneraient dans le changement,
-soit elles ne sont pas suffisamment organisées pour faire vaciller l’édifice.
Tout système gravite donc autour d’un noyau et l’équilibre du système dépend de la puissance des forces en présence. Encore faudrait-il que ces dernières prennent conscience de leurs forces et faiblesses et qu’elles élaborent une stratégie.
Quelle stratégie politique ?
Je parle ici de la stratégie politique qui doit s’affranchir d’une vision simplifiante et manichéenne. En d’autres termes, penser la complexité du réel en y intégrant la connaissance complexe, c’est-à-dire l’incertain, l’aléa, le jeu contingent des interactions et des rétroactions. De mon point de vue, la pensée politique ne peut donc se conjuguer avec un paradigme de la simplification, cette vision réductrice, disjonctive et sclérosante qui peine à envisager le jeu complexe des multiples perspectives dans une vision téléologique de la totalité. Et tout leader politique qui veut se projeter en son peuple doit voir en lui l’extension de sa propre humanité au confluent des possibles. Tel est le lien indéfectible qui doit lier leurs destinées.
La conscience étant intentionalité selon Husserl (c’est-à-dire projection vers quelque chose d’extérieur à soi),  équivaut aussi à un mouvement arrière de l’esprit qui remet en cause des idées préconçues. Autrement dit, la conscience psychologique nous permet d’analyser sous un autre angle des données qui nous semblaient immuables, ou perçues comme telles.
Tant que les formations politiques seront incapables de cette remise en cause, tant qu’elles ne mèneront pas cette réflexion préalable, le pays ne pourra se renouveler, les élites ne pourront émerger faute d’une vision claire de leurs capacités potentielles à pouvoir mouvoir le système.
Des lendemains incertains attendent le Cameroun car un changement est inéluctable. Il se fera à travers une continuité ou une rupture, mais il est irrépressible.
Comment les kamerunais envisagent-ils cet avenir proche en sachant qu’ils disposent d’atouts de compétences, de ressources ? Quelles stratégies pour une nouvelle conscience, un mieux-vivre ensemble envisageront-ils ? En ont-ils les moyens ? J’entends ici parler des ressources en hommes et surtout des leaders visionnaires qui sauront effacer plus de 30 ans d’anesthésie sociale et politique ? Comment se départiront-ils d’une gestion politicienne longtemps prééminente de leur patrie, ce joyau anthropoculturel que toute naissance met à la disposition de l’homme dans  ses multiples dimensions humaine, sociale et culturelle ? Comment se réinventeront-ils positivement en faisant fi des modèles importés tout en composant avec eux, dans une nécessaire agrégation des contradictions formelles, des ressentiments inéluctables et des égoïsmes prégnants ? Tellement reste à faire, tant de chemin reste à parcourir.
A condition que…si et seulement si…
Prof. Henri Georges Minyem
Enseignant/chercheur en sciences sociales EHESS
Président de LCN (Le Cameroun Nouveau)
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